Chroniques

LA PLUME DU FAUCON

Vous trouverez ici plusieurs articles traitant principalement des tendances sociales reliées à la vie de couple. M. Leblanc est chroniqueur pour divers journaux et magazines et son style d’écriture a beaucoup fait parler de lui. Sujets chauds, saupoudrés d’humour, il aura bonne plume pour chacun des lecteurs.

CHRONIQUE
La passion peut-elle construire un couple par Hélène Fresnel (publiée le 27 août 2016)
Un aveuglement, une illusion, une souffrance… L’exaltation des coeurs et des corps, la passion, la transe charnelle et mentale des débuts amoureux, n’annonce pas forcément une fin tragique. Au contraire.

Titus et Bérénice, Roméo et Juliette, Héloïse et Abélard, la princesse de Clèves et le duc de Nemours… Pourquoi la passion amoureuse est-elle toujours décrite comme une tragédie ? Pourquoi est-elle considérée dans la vie ordinaire comme un calvaire, un piège à éviter ? Parce que, étymologiquement, elle découle de pathos, « souffrance », et surtout « dépendance ».

En 1538, dans un magnifique texte intitulé Les Angoysses douloureuses qui procèdent d’amours (Honoré Champion, 1997), Marguerite Briet, qui écrivit sous le pseudonyme d’Hélisenne de Crenne, raconte la liaison contrariée et flamboyante de deux amants qui, chacun leur tour, prennent la parole pour dépeindre leurs tourments : elle, victime d’un « appétit sensuel » qui « croît et augmente » malgré elle ; lui, « frappé au coeur », « retenu captif » dès le premier regard échangé, et s’efforçant en vain de « résister ».

La passion, assure la psychologue Annik Houel, auteure de L’Adultère au féminin et son roman (Armand Colin), « c’est le coup de foudre, nous sommes éblouis. Dans l’amour, nous parvenons à voir les défauts de l’autre. Pas dans la passion, que je rapproche de la cristallisation stendhalienne : nous parons inconsidérément l’autre de toutes les vertus ». Quand le fantasme tombe, quand nous nous apercevons que l’autre n’est pas celui que nous avions idéalisé, tout s’effondre.

« Dire […] que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre », réalise Swann, dont les yeux se dessillent (dans Un amour de Swann de Marcel Proust (Flammarion)). Aurélien, 40 ans, célibataire endurci, a lui été déchu violemment de son piédestal par son ancienne compagne. Et il ne veut plus entendre parler de passion : « Trois ans de relation épuisante : trop de dépendance, de montagnes russes, de narcissisme, de déception. Elle est partie après avoir avorté de notre bébé. J’ai cru mourir. » Attachement mortifère, la passion creuserait la tombe de chacun et du couple.

Un pont entre les sexes
A DÉCOUVRIR
TCHAT
Comment faire durer la passion dans le couple ?
Christiane Alberti, psychanalyste, répondra à vos questions le vendredi 25 septembre, de 10 heures à midi.


Pas forcément, pas systématiquement, tempère Annik Houel : « Il arrive que nous parvenions à négocier avec nos illusions plaquées sur l’autre et à former un couple avec celui que nous avions ardemment élu. » C’est ce que montrent, par exemple, Julia Kristeva et Philippe Sollers. Car il existe un versant solaire à cette exaltation inexplicable. Un versant qui peut ancrer le couple dans la durée. Rien ne transporte autant que le lien physique à l’autre.

« Quand la passion est du côté de l’idéalisation, nous sommes toujours déçu. Mais quand nous consentons à une véritable rencontre, sans vouloir de l’autre qu’il soit nous-même ou l’être “idéal”, le couple devient possible comme réel, au sens lacanien du terme, c’est-à-dire qu’il peut devenir durable. L’amour est certes dans les paroles, mais le corps, avec ses pulsions, entre magistralement en jeu. Le couple “entre” dans la conversation à deux parce qu’elle ne se fait pas en une seule fois et qu’elle se joue sur plusieurs plans », explique la psychanalyste Christiane Alberti.

Pendant plus de cinq ans, Bulle, 50 ans, a décliné les avances d’Henri, même s’il l’attirait. Elle était mariée, et lui aussi. Elle savait que c’était un homme à femmes, qu’il vivait dans un couple « libre ». « Mais pas moi, révèle-t-elle. Et j’avais tellement peur de ce qui aurait pu arriver, de mon désir pour lui, que j’en avais parlé à mon époux. Je lui avais demandé de m’aider. Des années plus tard, nous nous sommes retrouvés, Henri et moi, par hasard. Nous étions seuls, très malheureux tous les deux. Je n’avais plus d’excuses. Il m’a embrassée et nous ne nous sommes plus quittés. J’ai tout de suite aimé toucher son corps, entendre sa voix. Au début, c’était atroce. Il me manquait tout le temps, même quand il était là. Je n’arrivais pas à sortir de ses bras. Ce n’était pas brillant de son côté non plus. Sur le chemin du retour vers mon appartement, je recevais des textos d’ado romantique. Il disait que j’étais son “mal”, qu’il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, qu’il avait honte, que, d’habitude, il ne s’attachait pas comme ça. »

Si la passion
amoureuse est parfois
difficile à accepter,
particulièrement pour
les hommes, affirme la
psychanalyse, c’est
parce qu’elle les
féminise, qu’elle les
met dans une position
fragile, une position de
manque. Et quand
Jacques Lacan prononce cette célèbre formule « Il n’y a
pas de rapport sexuel », il ne veut pas dire que femmes et
hommes ne se rencontrent pas dans la passion
amoureuse physique. Il sous-entend le contraire : ils se
rapprochent l’un de l’autre.
« Le rapport entre les sexes n’est pas programmé pour
qu’ils soient complémentaires. Ils évoluent dans des
langues différentes, avec néanmoins comme point commun le désir de se faire entendre, développe
Christiane Alberti. Ils s’approchent et se forment, font
couple. Bien que l’on prétende classiquement que les
hommes ont tendance à fétichiser – ils vont aimer un détail précis, un regard, une couleur de peau, la
robe qu’elle portait ce jour-là – et que les femmes trouvent leur satisfaction dans l’amour plus que dans
le fait de jouir du corps de l’autre, c’est pardelà ces symptômes qui les encombrent qu’une construction
est possible. » Les vases communiquent.
Résurrections
Chacun sort de soi pour tenter de percer le mystère de l’autre, mystère qui n’est peut-être au fond qu’un
moyen de tenter d’échapper au sien. Dans sa remarquable Logique des passions, le psychanalyste
Roland Gori démontre que « le passionné se passionne pour ne rien savoir » de ce qu’il est,
inconsciemment. Pour ne pas avoir à « se découvrir lui-même comme un autre », il se « tourne alors
vers un autre ». Mais, en s’y consacrant, il arrive qu’il renoue avec ses propres désirs enfouis, ceux qu’il
a tus, pour grandir et se fondre dans le monde. Nous retrouvons souvent dans celui qui nous transporte
les espoirs secrets de l’enfant « toujours vivant en nous », écrit le psychanalyste, et auquel nous avons
dû renoncer : « Cet enfant-là, mort-né, avorté ou perdu, qui, mieux que les passions, peut venir
témoigner de son inconsolable nostalgie ? […] Chair de l’ombre dont le passionné pourra enfin faire le
deuil, pour sa survie subjective et le culte d’Éros. »

La passion amoureuse, qui, dans un premier temps, déconstruit et étourdit l’être jusqu’à lui faire perdre ses repères, peut permettre à chacun d’accéder à ce point aveugle, et de découvrir que, si l’autre restera à jamais un étranger, lui non plus n’est pas celui qu’il pensait être, qu’il a le droit de ne pas se satisfaire de son sort, de prendre le risque de renouer avec ce qu’il avait étouffé. C’est à cela que l’autre peut nous donner involontairement accès.

Il y a quelques mois, Bulle, qui, enfant, mettait en scène ses frères et soeurs dans des pièces de théâtre, a acquis les droits d’une nouvelle qu’elle adore. Elle en a écrit une adaptation cinématographique qu’un metteur en scène veut réaliser. « Je ne sais pas pourquoi ni comment Henri a eu cet effet sur moi, au fil du temps. Il est si libre. Avec lui, je me sens puissante, insouciante », confie-t-elle. Certes, « nous ne parlons pas la même langue, concède Christiane Alberti, mais, si nous veillons à la poursuite de la rencontre », l’autre, en nous révélant des parts inconnues de nous-même, nous métamorphose.

Dans Passion simple (Gallimard), Annie Ernaux raconte : « Il m’avait dit “tu n’écriras pas un livre sur moi”. Mais je n’ai pas écrit un livre sur lui, ni même sur moi. J’ai seulement rendu en mots […] ce que son existence, par elle seule, m’a apporté. Une sorte de don reversé. » Un barrage contre le chagrin d’être né et la certitude de finir seul au monde.

Julia Kristeva et Philippe Sollers : une rencontre permanente
La romancière et psychanalyste et l’écrivain ont eu le coup de foudre à Paris en 1966, se sont mariés en 1967 et continuent de s’aimer. Entretien avec Julia Kristeva et Philippe Sollers, couple mythique qui se raconte dans un texte émouvant et subtil.

1. Comment définiriez-vous la passion ?
2. Dans votre livre, vous parlez de votre amour passionné comme de la rencontre de deux enfances. Que voulez-vous dire ?
3. L’indépendance vis-à-vis de l’autre est-elle indispensable ?

Julia Kristeva : « Nous avons cultivé la capacité de recommencer »
1. Je n’ai pas de définition. Je ne me reconnais pas dans les raccourcis. Ils sont restrictifs. Ce mot, « passion », est piégeant parce qu’il renvoie à quelque chose de passif, qui vous tombe dessus et dont vous êtes le réceptacle, l’objet, voire la victime. La passion est un événement de corps et de langage. Les gens font dix ans de psychanalyse pour comprendre que c’est l’un et l’autre. Ensuite, ils se mettent à faire de leur vie une oeuvre d’art. C’est ce que nous avons tenté de faire, Philippe et moi, au long de notre rencontre, qui continue.

2. Ma vie intellectuelle et amoureuse a consisté à essayer de recréer un climat d’enfance, cette période d’intense émotion et de curiosité des premiers âges de la vie. Freud en parle d’ailleurs beaucoup dans ses écrits. L’enfant est un explorateur, un chercheur de laboratoire. Et ce que nous avons essayé de construire avec Philippe s’inspire de cette intense innocence du corps enfantin, de son émotion associée au désir constant de se connaître et de se renouveler. Si notre amour s’est inscrit dans le temps, c’est parce que nous avons cultivé la capacité de renaître, par-delà les différents visages de la mort que nous avons rencontrés.

3. Oui, mais l’indépendance ne signifie pas qu’il n’y a pas la nécessité de se soutenir. Ce soutien réciproque se manifeste dans le corps, dans le désir, dans la pensée, dans l’échange, dans l’existence matérielle. Nous souffrons aujourd’hui d’un manque de lien amoureux. Beaucoup compensent cette carence en investissant dans l’argent, ce qui conduit à la crise financière, ou dans le dogme, la religion, ce qui conduit au fondamentalisme. Tout cela se tient de manière évidente pour le psychanalyste, mais a échappé à la gestion politique jusqu’à ce qu’on arrive à la crise de civilisation et à la tragédie. « L’homme et la femme mourront chacun de son côté », prophétisait Vigny. On nous dit que c’est comme ça, que c’est la situation. Nous disons, Philippe et moi, que l’homme et la femme ne mourront pas nécessairement seuls chacun de son côté. Une conversation éternellement renouvelée est possible.

Philippe Sollers : « La passion, c’est la vie dans la poésie »

1. C’est la vie continuée malgré toutes les difficultés. C’est ce qui maintient l’être humain en vie. Il faut savoir distinguer entre les passions positives et négatives, morbides. L’amour est une passion positive, mais, comme nous sommes dans une actualité négative à tout moment, il faut l’affirmer comme une possibilité de vie. La passion, c’est la vie qui se retrouve dans la poésie, c’est « le vert paradis des amours enfantines ».

2. Entre les hommes et les femmes, c’est la guerre, il ne faut pas le nier. Mais une guerre ponctuée d’armistices, de fêtes que l’on peut partager. Il y a dans l’enfance la gratuité et le rire. Le rire interrompt la guerre que se mènent hommes et femmes depuis l’origine. Je reprends Baudelaire : « Le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté. » Les adultes sont pour la plupart des enfants ratés. Julia ne me démentira pas si je dis que je la fais rire assez souvent. C’est le jeu. Nous entretenons une conversation « criminelle », comme le disent les Anglais à propos de l’adultère, sur nos lectures, sur l’actualité tellement accablante que nous en rions. C’est un rire sauvage.

3. Parlons d’argent. Rien n’est plus hypocrite dans la société où nous sommes tombés que les rapports financiers entre ceux qui entretiennent une relation amoureuse. Tout cela est rarement mis en avant, et pourtant… Chacun doit se débrouiller de son côté, sinon, on ne sait pas de quoi on parle. Tout est faussé. Le fait même de se parler est biaisé. Dans la dépendance, la domination, l’exploitation, la soumission de l’un à l’autre, c’est là que gît le mensonge. Pas du tout dans les questions psychologiques ou sentimentales. Les bons comptes font les libertés. C’est extrêmement important. Il ne doit pas être question d’argent dans le mariage et dans la passion amoureuse quand on les envisage comme un des beaux-arts.

Article de: Hélène Fresnel
Sur le site: http://www.psychologies.com